Le 17 octobre dernier, le préfet de l’Aveyron, Charles Giusti, a ouvert une enquête publique concernant un projet d’arrêté préfectoral visant à effaroucher le Vautour fauve (Gyps fulvus) par des tirs non létaux sur 102 communes, soit environ 43% du département.
Focale pour le sauvage se mobilise contre ce projet d’arrêté inutile, injustifié et dangereux pour tous les rapaces nécrophages des Grands-Causses.
L’histoire se répèterait-elle ?
Le Vautour fauve a été exterminé du ciel des Grands-Causses au début du siècle dernier pour diverses raisons : victime indirecte d’appâts empoisonnés destinés aux prédateurs comme le Loup gris, absence de statut de protection et règles limitant le dépôt de carcasses à l’air libre, mais aussi et surtout à cause de tirs dus à la mauvaise réputation des oiseaux charognards.
La présence du Vautour fauve est attestée en Europe depuis des millénaires. L’espèce a toujours accompagné les éleveurs, profitant des carcasses générées par les troupeaux domestiques. Comme en témoigne cet adage romain de l’antiquité « Ubi pecora, ibi vultures » : là où il y a des troupeaux, il y a des vautours. Le lien vautour-élevage ne date donc pas d’hier (LPO Mission rapaces).
Un retour salué dans le monde
Heureusement, grâce à des écologues et des paysans, cet oiseau fait son retour dans le sud du Massif central à partir des années 80 grâce à une opération de réintroduction pilotée par le FIR (Fond d’Intervention pour les Rapaces) et la LPO (Ligue de Protection des Oiseaux). Couronnée de succès, cette opération est encore aujourd’hui saluée et montrée en exemple à l’international (ELIOTOUT et al. 2022).
Écologie et agriculture : des bénéfices réciproques
Le succès de la réintroduction du Vautour fauve dans les Grands-Causses repose en grande partie sur la présence de l’élevage dans la région, notamment l’élevage ovin en lien avec l’AOP Roquefort. Une centaine d’agriculteurs disposent actuellement de placettes d’équarrissage naturel où ils peuvent déposer légalement les carcasses issues des mortalités naturelles de leur troupeau (maladies, agneaux mort-nés, vieillesse, etc.). Les vautours viennent ensuite se servir sur la placette et éliminent ainsi rapidement et de façon très efficace les cadavres. Avec un pH de 1 à 1,5 dans l’appareil digestif, ils éliminent aisément bactéries et virus. C’est pour cela que l’on nomme les vautours des « culs-de-sac épidémiologiques ». Les vautours fauves permettent donc de limiter la propagation des maladies en faisant disparaître rapidement les cadavres (PLAZA et al. 2020).
Ce service gratuit que l’espèce rend à la société permet aussi de considérablement diminuer le bilan carbone lié aux camions de collecte et aux fours de l’équarrissage industriel. Ce système polluant n’est plus nécessaire lorsqu’il y a des vautours.
Recolonisation des anciens territoires
Depuis les années 80, le nombre de couples de Vautours fauves nichant dans les falaises des Grands-Causses est passé de 0 à 1015 en 2024. Le taux de survie des jeunes vautours étant d’environ 0,64 sur la dernière décennie (LPO Mission rapace), cette augmentation assez rapide montre que le territoire est toujours très adapté à l’espèce. À ce jour, le nombre de supports de nidification est abondant, tout comme la ressource alimentaire. Pourtant, on observe que les oiseaux peuvent aller chercher leur nourriture plus loin. Planeurs hors pair, ils peuvent en effet parcourir de très grandes distances (plus de 100 km par jour). La colonie des Grands-Causses grandissant, de plus en plus d’oiseaux parcourent le Lévézou ou l’Aubrac depuis quelques années. Dans ces régions, certains éleveurs ne sont toutefois pas habitués et sont parfois impressionnés et surpris par ces grands oiseaux présents en grand nombre. Ils ne comprennent pas toujours le comportement de ces oiseaux, beaucoup plus performants qu’eux pour détecter un cadavre ou une bête à l’agonie, dans les vastes estives. Le système de prospection collective des vautours est tellement performant qu’il n’est pas rare qu’en quelques minutes, plusieurs dizaines voire centaines d’individus atterrissent à côté d’un cadavre, bien avant que l’éleveur ne se soit rendu compte de la mort de son animal.
Ce cocktail mêlant performances des vautours, surprise, peur et méconnaissance de certains éleveurs, et enfin oubli de l’espèce durant 40 ans, a mené à la théorie des « attaques ».
Fakes news vs Science
Cette théorie est étudiée par les scientifiques depuis bien longtemps, les premières interactions qualifiées « d’attaques » datant de 1996, dans les Pyrénées.
Un argument souvent avancé pour alimenter la théorie des « attaques » est que les vautours sont trop nombreux, qu’ils ont faim et donc qu’ils finissent par avoir recours à la prédation pour survivre (OLIVA-VIDAL et al. 2022). Cet argument se retrouve souvent dans des articles de presse aux côtés de titres à sensation, plus vendeurs que la réalité scientifique. Il est aisément démontable puisque le Vautour fauve, à l’instar des trois autres espèces de vautours, est un « stratège K ». En écologie, cela signifie qu’il va naturellement adapter sa stratégie démographique aux ressources présentes dans son environnement (dans notre cas : ressource alimentaire et falaises pour nicher). Si ces conditions ne sont pas réunies, si les ressources viennent à manquer ou s’il y a une crise du logement dans les gorges, le taux de fécondité tendra vers 0. Les naissances seront plus faibles, les jeunes se disperseront davantage pour trouver un autre territoire propice ou bien le taux de mortalité augmentera. Autrement dit, s’il n’y a pas assez de carcasses la reproduction sera mauvaise et la population se stabilisera (ELIOTOUT et al. 2022).
Un autre argument souvent relayé est que les vautours ne seraient plus des charognards comme ces derniers milliers d’années mais seraient subitement devenus des prédateurs ou des individus « déviants ». C’est pour cela qu’entre 2007 et 2014, environ une centaine de constats vétérinaires ont été effectués par le CNRS sur des cas supposés « d’attaques » (DURIEZ et al. 2019). Les résultats montrent que dans 15 cas l’intervention des vautours s’est faite « ante mortem », c’est-à-dire sur des animaux vivants (dont le cœur battait encore) mais immobiles et mourants. Les vautours n’ont fait qu’avancer l’échéance. Il faut aussi rappeler que les dommages imputés aux vautours concerneraient moins de 1 cas sur 1000 mises bas en estive. Par conséquent, les vautours pourraient effectivement commencer à consommer un animal mourant dont le cœur bat encore dans 0.1% des cas. En l’absence de soins vétérinaires, et au milieu d’une estive que l’éleveur ne va pas visiter tous les jours, les chances de survie d’une vache mourante sont très minces. On est bien loin des attaques supposées. Si la colonie des Grands-Causses augmente, on pourrait aussi s’attendre à ce que les plaintes augmentent de la même façon et concernent largement la région où ces oiseaux sont les plus nombreux. Pourtant, on observe l’inverse. De plus, il est bon de rappeler que dans 95 % de ces cas supposés d’attaques, l’éleveur n’était pas présent pour assister à la scène. Ces dernières années, la science a prouvé et reprouvé que le Vautour fauve était bien un charognard et qu’il n’y avait aucun trait évolutif permettant de montrer une évolution vers un comportement de prédateur.
Dernièrement, un événement a fait beaucoup de bruit dans la presse : une dame de 86 ans aurait été « attaquée » dans son jardin par un jeune vautour fauve, sur la commune de Verrières en Aveyron, proche de Millau. La presse et certains syndicats agricoles s’en sont donné à cœur joie pour dramatiser l’événement ou récupérer politiquement les blessures de la dame, parlant notamment « d’attaque fulgurante ». Au vu des éléments actuels que nous avons, il parait assez évident qu’il s’agirait, comme l’affirme la LPO, d’un malheureux concours de circonstances. Le 22 septembre, moment des faits, était une journée orageuse, donc compliquée pour les vautours fauves juvéniles qui s’émancipent justement à cette période. Comme de nombreux autres oiseaux chaque année, à cette période, ce jeune vautour était en difficultés, pris au piège en fond de vallée. Bloqué, il n’arrivait pas à reprendre des courants ascendants. Il s’est malencontreusement retrouvé dans le jardin de cette dame, par ailleurs malvoyante. Elle serait sortie de sa maison et aurait croisé le jeune vautour de très près. Les deux auraient visiblement paniqué et la dame serait tombée en restant apparemment immobile voire inconsciente pendant plusieurs minutes. Le vautour lui aurait alors donné des coups de bec, blessant la peau de la dame à de nombreux endroits. Est-ce qu’il s’agissait d’une réaction de défense d’un animal sauvage acculé, d’un essai de consommation maladroit sur un corps inanimé, ou encore les deux ? À ce stade, nous ne le savons pas. Une chose est sûre, les jeunes vautours fauves inexpérimentés essaient souvent d’avaler tout et n’importe quoi durant leur phase d’émancipation (détritus, morceaux de caoutchouc, diverses choses qui peuvent faire penser à un corps inanimé…). S’il ne faut pas minimiser les blessures et le choc émotionnel de cette dame âgée, il ne faut pas non plus tirer des conclusions hâtives ou générales et utiliser ce fait divers comme argument pour justifier la création de cet arrêté. Une enquête de l’OFB est en cours, nous espérons que les résultats seront bientôt publiés. Quoi qu’il en soit, au vu des éléments que nous avons, il n’est une fois de plus pas possible de parler d’attaque. Il s’agit plutôt d’une rencontre fortuite entre un humain et la faune sauvage, dans un environnement particulier et avec des circonstances particulières. Les vautours ne vont pas, comme le laissent entendre certains titres de journaux, plonger du ciel pour attaquer de façon « fulgurante » les gens dans leur jardin.
Il est déplorable et dangereux que certains médias et syndicats agricoles publient régulièrement de fausses informations à charge contre les vautours en général, jetant ainsi de l’huile sur le feu pour créer une psychose générale afin de servir les intérêts économiques de quelques agriculteurs dont les difficultés n’ont en réalité rien à voir avec les vautours. Comme en témoigne la longueur de ce texte, les scientifiques et écologues se retrouvent aujourd’hui dans une situation faisant écho à la loi de Brandolini : il faut dépenser beaucoup plus d’énergie pour réfuter des sottises que pour les produire (LAMBERTUCCI et al. 2021).
Les vautours, étendards du territoire
Pour terminer de brosser le tableau, il est important de rappeler que les 4 espèces de vautours font partie du patrimoine naturel et désormais culturel des Grands-Causses. Beaucoup d’acteurs du tourisme et de l’économie se sont emparés de ces espèces, véritables « étendards » qui font rayonner le territoire à l’international. On ne compte plus les gîtes touristiques faisant écho aux vautours, ni les manifestations sportives comme le Trail des Templiers (connu mondialement) qui affiche un vautour fauve dans son logo. Il en est de même pour le périmètre agro-pastoral classé « Causses et Cévennes, patrimoine mondial de l’UNESCO » dont un vautour fauve figure sur le panneau.
À titre d’exemple, une étude socio-économique réalisée par V. Quillard il y a environ 30 ans a montré que les retombées économiques touristiques attribuables aux vautours dépassaient, pour la seule année 1995, les 700 000 euros.
Exemples d’ancrage du Vautour fauve dans les Causses et les Cévennes
Le projet d’arrêté en détails
Au vu de tous les éléments précédents, nous ne pouvons qu’être surpris par ce projet d’arrêté qui nous semble particulièrement malvenu étant donné tous les services que rend le Vautour fauve à la société, aux agriculteurs et aux territoires où ils vivent.
Il y est écrit : « Considérant l’extension du territoire de présence des vautours fauves, l’évolution de leurs effectifs et la nécessité de provoquer, dans certains cas, l’envol et l’éloignement des vautours fauves des exploitations agricoles d’élevage et des lieux d’estives…».
Il n’y a aucune raison qui justifie ces mesures d’éloignement. Les vautours, très craintifs, s’éloignent en effet d’eux-mêmes à la moindre perturbation.
« Considérant que, dans les orientations proposées par le plan national d’actions (PNA) Vautour fauve et activités d’élevage 2017-2026, il est précisé que : « Dans l’optique d’atténuer les tensions, notamment sur les territoires découvrant l’espèce (périphérie de l’aire vitale du Vautour fauve), l’effarouchement des oiseaux peut être envisagé, en cas d’interventions récurrentes, à titre exceptionnel et lorsque toutes les autres précautions ont été prises. »
Le texte montre bien que cette mesure vise à « atténuer les tensions », autrement dit faire plaisir à certains syndicats faisant fi des réalités scientifiques. À force de lobbying, cette minorité a obtenu l’inscription de cette mesure dans le plan national d’action en vigueur pour la sauvegarde de l’espèce. Sauf que l’application doit être exceptionnelle lorsque « toutes les autres précautions ont été prises ». Ce qui ne sera jamais le cas puisqu’aucune précaution n’est à prendre envers ce charognard.
« Considérant que les tirs d’effarouchement, encadrés selon la procédure décrite dans le présent arrêté, n’auront pas d’effet sur l’état de conservation de l’espèce »
Un dérangement volontaire de l’espèce peut avoir un impact sur l’état de conservation de celle-ci. Les tirs peuvent entraîner des blessures avec ou sans projectiles (même non létaux). Une panique de plusieurs dizaines ou centaines de vautours dans une curée peut engendrer des blessures chez ces oiseaux. Si des oiseaux blessés ne peuvent regagner leur nid et leur oisillon, cela fera augmenter la mortalité des adultes et des jeunes.
Le Vautour fauve peut parcourir en moyenne 100 km par jour, y compris en période de nidification pour nourrir son oisillon. Les vautours impactés ne seront donc pas forcément les vautours de l’Aveyron.
Article 3 : « […] Cette autorisation, est délivrée dans le cas où la présence inhabituelle et importante de vautours est constatée […].
Qu’est-ce qu’une présence inhabituelle ? Est-ce inhabituel pour un charognard d’aller là où il y a une carcasse ?
Qu’est-ce qu’une présence importante ? Est-ce inhabituel pour une espèce nichant et prospectant en colonie de participer à une curée avec plusieurs dizaines ou centaines d’individus ?
Article 4 : « Sont habilitées à procéder à des tirs d’effarouchement de vautours fauves, toutes les personnes volontaires, sous réserve qu’elles soient détentrices du permis de chasser en cours de validité et qu’elles aient suivi la formation spécifique assurée par l‘office français de la biodiversité (OFB). »
A partir du moment où des tirs sont autorisés, on peut craindre une augmentation du braconnage sur l’espèce. Il est impossible de surveiller correctement l’application de cet arrêté.
Y aura-t-il un projectile ou pas ? Quel angle pour ces tirs ?
Malgré la formation de l’OFB, dont les agents ne sont pas nécessairement spécialistes des vautours, comment s’assurer qu’il n’y aura pas d’erreurs d’identification ? Qu’il n’y aura pas de tirs vers d’autres vautours plus rares, voire d’autres rapaces ?
Étant donné que les curées peuvent être mixtes avec notamment un mélange de vautours fauves et de vautours moines, quid des tirs en direction du groupe d’oiseaux ?
Globalement, ce projet d’arrêté nous apparaît comme inutile, injustifié et dangereux pour l’espèce. La rédaction de ce texte officiel bâclé et bancal a été faite avec une méconnaissance totale de l’espèce et de son environnement rural.
Pour finir, l’association regrette que le processus de consultation publique ne soit ouvert que du 17 octobre au 3 novembre. Ces délais particulièrement courts ne facilitent pas la participation des citoyens, associations et scientifiques qui ont besoin de temps pour s’organiser.
L’agriculture souffre de nombreux maux, mais il s’agirait d’arrêter de systématiquement chercher des boucs émissaires du côté de la faune sauvage, en particulier du côté des charognards qui rendent d’énormes services à la société. La présence des 4 espèces de vautours est une chance pour l’Aveyron et une majorité de paysans l’ont compris. Il ne reste qu’à convaincre la minorité bruyante.
Il serait vraiment grand temps que l’État et certains syndicats écoutent la science, seule juge objective de la situation.
Bibliographie :
ELIOTOUT B, ADAM A, BERTHEMY B, DURIEZ O, (2022). Le Vautour fauve. Delachaux et Niestlé.
DURIEZ O, DESCAVES S, GALLAIS R, NEOUZE R, FLUHR J, DECANTE F. Vultures attacking livestock: a problem of vulture behavioural change or farmers’ perception? Bird Conservation International. 2019;29(3):437-453. doi:10.1017/S0959270918000345
LAMBERTUCCI SA, MARGALIDA A, SPEZIALE KL, et al. Presumed killers? Vultures, stakeholders, misperceptions, and fake news. Conservation Science and Practice. 2021;3: e415.
OLIVA-VIDAL P, HERNANDEZ-MATIAS O, GARCIA D, COLOMER A, REAL J, MARGALIDA A, Griffon vultures, livestock and farmers: Unraveling a complex socio-economic ecological conflict from a conservation perspective, Biological Conservation, Volume 272, 2022, 109664, ISSN 0006-3207.
PLAZA P.l, BLANCO G, LAMBERTUCCI S.A, 2020, Implications of bacterial, Viral and Mycotic Microorganisms in Vultures for wildlife Conservation, Ecosystem Services and Public Health, Ibis, 162(4), 1109-1124.